La chaîne de valeur traditionnelle nécessite un changement des business models
La deuxième partie du débat sur l’économie circulaire dans le secteur de la construction portait sur les changements auxquels la chaîne de valeur traditionnelle doit se préparer dans un avenir proche. Pour alimenter la discussion, Rudi Hageman de Pearlchain a présenté les changements auxquels le secteur automobile s’est brillamment adapté ces dernières années. Il a parlé d’un processus global disruptif.
« À l’avenir, nous devrons penser notre approche actuelle de façon complètement différente. Ce processus devra être amélioré de manière continue. Néanmoins, il faudra faire disparaître certains éléments sacrés. Il convient de prendre des décisions top-down, le plus difficile étant d’arrêter de réfléchir en termes de projets et de tâches, pour passer à un raisonnement en termes de produits. Nous devons ainsi partir du besoin du consommateur : quelle expérience souhaite-t-il ? Dans le cas du secteur de la construction, le consommateur souhaitera vivre dans un endroit qui lui plait et qu’il peut obtenir à un prix et dans un délai raisonnables. Le défi consistera donc à s’assurer que le processus ne soit ni trop coûteux ni trop long pour le consommateur. Il s’agira d’oser de projeter quelques années plus loin et d’imaginer un produit répondant aux exigences du consommateur final. Dans le secteur automobile, la création d’un produit requiert en moyenne cinq à sept ans et nous avons de très grandes collaborations. Le défi consiste à se préparer suffisamment longtemps pour maîtriser l’ensemble du processus de façon à pouvoir entreprendre toutes les démarches rapidement. Cela signifie que tout est préparé dans les moindres détails. Tous les fabricants et fournisseurs sont impliqués dans le processus et optimalisent constamment leur produit en visant, comme résultat final, un bâtiment respectant toutes les exigences de qualité, d’expérience et de prix.
Bénéfices
En gérant l’ensemble du processus, nous savons à l’avance exactement quels éléments sont nécessaires, à quoi ils servent, comment en gérer la logistique et combien cela coûte. La simple gestion en temps réel de ce processus permet au secteur automobile d’économiser 20 % sur le capital main d’œuvre. Les gains potentiels pour le secteur de la construction sont encore plus importants car la quantité de déchets y est bien plus grande. Si vous planifiez tout soigneusement à l’avance, les fournisseurs pourront y travailler et assurer une livraison au moment opportun et suivant l’ordre souhaité. Cet enchainement précis renforce non seulement la continuité, mais garantit également des chantiers plus propres. Dans le secteur de la construction, la masse critique est une autre histoire. Si nous souhaitons à chaque fois réinventer la roue, le processus devient très difficile. Une certaine standardisation serait bénéfique pour le processus. L’une des clés sera la gestion du temps, et vous savez que des possibilités d’amélioration existent dans le secteur de la construction. »
Préfabrication
Geert Verachtert a lancé le débat en déclarant que les améliorations au niveau de la productivité dans le secteur avaient été très limitées au cours des dernières décennies. Il s’est demandé quelle en était la raison.
Selon Jan Buyle de Bam, le secteur de la construction a partiellement raté la révolution industrielle.
« L’industrie automobile a travaillé à l’élaboration d’un produit permettant de toujours faire la même chose de manière répétitive. C’est là qu’est la différence. La question est de savoir si nous devons transférer une grande partie de notre production du chantier vers l’atelier, voire travailler le plus possible dans cet environnement si sécurisé. Ensuite, nous devons réfléchir aux produits que nous souhaitons. Nous sommes tous bien conscients des nombreux progrès à faire en la matière. »
Thomas Vandenbergh de Besix Stay constate pour sa part un changement dans le rôle de l’entrepreneur.
« L’entrepreneur n’est plus un pur assembleur ou un coordinateur de sous-traitants. Il devient un propriétaire de produit. Chez Besix Stay, nous vendons aujourd’hui une expérience d’hospitalité, tout comme une marque automobile vend une expérience de mobilité. Cette approche est totalement différente. Nous décidons d’abord à qui nous voulons vendre : que veut notre groupe-cible, comment consomme-t-il ? À partir de là, vous façonnez votre expérience, les caractéristiques de votre produit ainsi que vos processus. Aujourd’hui, c’est l’inverse : nos clients déterminent ce qu’ils veulent et nous le réalisons pour un coût aussi bas que possible en visant la meilleure qualité possible. En conséquence, nos marges sont faibles. Pour inverser cette tendance, nous devons proposer des produits que nous pouvons vendre. L’architecte esquisse ensuite les bâtiments qui conviennent à ce produit. Nous devons oser commercialiser des produits et ne pas nous contenter d’être des assembleurs de briques. »
Qualité et efficacité
Selon Peter Suys, le chemin à parcourir est encore long avant que les entreprises de construction puissent réellement proposer des produits sur le marché. En revanche, il entrevoit déjà des possibilités d’amélioration de la qualité et de l’efficacité à court terme.
« Si les entreprises et les prestataires de services ne faisaient que ce pour quoi ils sont compétents et s’ils pouvaient dès lors collaborer efficacement, nous obtiendrions déjà des produits de qualité. Cela éviterait une grande perte de temps et d’argent. Une première étape intermédiaire réaliste pourrait consister à se regrouper, éventuellement de manière informelle, afin que nous soyons plus à l’écoute les uns des autres et que nous puissions mieux collaborer. »
Prototypes
Pour Thomas Rau, presque chaque bâtiment est un prototype.
« Personne ne sait exactement quel sera le coût, quand il sera prêt et s’il fonctionnera conformément aux attentes. Pour améliorer cela et pour se conformer à « l’énoncé » de l’habitation, nous devons passer du projet au produit. Nous devons davantage standardiser, et pas nécessairement au détriment de l’individualisation. Nous devons simplement savoir de quel type de produits nous avons besoin et ensuite les assembler. Si le donneur d’ordre rencontre un problème avec son habitation, il devrait avoir un seul point de contact qui s’occupe de tout pour lui. »
Rudy Hageman constate que 80 % de la valeur ajoutée dans le secteur de la construction est apportée par les sous-traitants. Il considère qu’il est nécessaire de voir la collaboration autrement.
« Vous devez développer un produit avec d’autres entreprises. Cette collaboration doit commencer tôt dans le processus. Innover, c’est se montrer beaucoup plus agressif dans son schéma de réflexion et ses idées. Quelle est ma façon de procéder aujourd’hui et comment voudrais-je m’y prendre demain ? Les projets et tâches disparaîtront du processus d’assemblage. L’assemblage en lui-même en deviendra même agréable. »
Se spécialiser
Thomas Vandenbergh a poursuivi en abordant l’aspect de la « spécialisation » que Peter Suys avait évoqué et pense que chacun devrait faire ce pour quoi il est bon.
« Un entrepreneur principal établit de l’ordre et de la structure dans les processus. Pour ne pas devoir à chaque fois réinventer l’eau chaude, l’entrepreneur doit d’abord faire des choix stratégiques : quel marché et quel segment du marché veut-il servir ? L’entrepreneur principal est polyvalent et doit mettre de l’ordre dans un chaos récurrent. Le sous-traitant se concentre sur sa spécialisation et l’innovation intervient aux deux niveaux. D’une part, comment combiner les éléments et comment vendre le produit ? D’autre part, comment améliorer le produit ? C’est ce chaos, récurrent sur chaque chantier, qui n’est plus viable. Nous y gagnons trop peu et c’est stressant, fatigant et risqué. »
Thomas Rau estime que l’entrepreneur principal a un rôle supplémentaire à jouer avant de se mettre au travail : « Un entrepreneur réagit toujours à une demande. L’industrie du produit crée elle-même le marché et le produit. Elle n’attend pas le client. L’entrepreneur a aujourd’hui la chance de commercialiser un produit ou un bâtiment de façon active. Il crée ainsi un nouveau marché et offre au monde de la construction de nouvelles opportunités. »
Coûts du cycle de vie
Geert Verachtert a introduit la suite du débat en déclarant que la construction à proprement parler ne représentait que 20 à 30 % des coûts du cycle de vie d’un bâtiment.
« À la réception d’un bâtiment, nous ne payons que les coûts d’investissement, tandis que tous les autres coûts suivent pendant de l’exploitation de ce bâtiment : entretien, énergie, coûts des installations techniques, etc. Dans 95 % des cas, on fonctionne toujours avec un appel d’offres classique considérant le prix comme critère principal. Or, ce prix à la réception n’a pas la moindre importance. J’invite tous les donneurs d’ordre à réaliser un appel d’offres considérant comme critère principal le prix de revient d’un bâtiment sur toute sa durée de vie. Plutôt qu’une obligation de moyens, nous devons viser un engagement de performance sur une période bien plus longue. Cela mettra les soumissionnaires potentiels au défi de proposer des solutions créatives. »
Geoffroy Knipping a expliqué que Befimmo intégrait déjà le coût de l’analyse du cycle de vie dans ses projets. « Toutefois, nous ne vendons plus des bâtiments. Nous vendons une expérience. Nous restons propriétaires du bâtiment et intégrons donc ces coûts dans nos calculs. Si le bâtiment doit être rénové après 30-40 ans, nous en serons probablement encore propriétaires et nous serons alors chargés de la rénovation. Nous avons donc également intérêt à ce que nos bâtiments durent car, de notre point de vue, une utilisation de longue durée contribue aussi à l’économie circulaire. Nous expérimentons cette idée et l’appliquons maintenant dans nos autres projets. Nous voulons de plus en plus intégrer ces aspects de l’économie circulaire dans les marchés publics. »
Cadre européen
Christ’l Joris d’Etap Lighting est également d’avis que les pouvoirs publics devraient adapter leur méthode d’adjudication et que l’économie circulaire devrait jouer un plus grand rôle à cet égard. « Toutefois, l’aspect circulaire n’est pas toujours circulaire. Tout d’abord, nous avons besoin d’un cadre approprié, et de préférence au plus haut niveau possible. Ce n’est qu’alors que les règles du jeu seront les mêmes pour tout le monde. C’est pourquoi il me tarde de voir ce que l’Union européenne mettra en place pour devenir le premier continent climatiquement neutre d’ici 2050. La question de l’économie circulaire sera soulevée tôt ou tard. Un cadre clair et ambitieux permettrait aux pouvoirs publics de lancer leurs appels d’offres différemment. Aujourd’hui, la marge de progression est en effet énorme car le prix reste toujours l’élément décisif. »
Johan van Dessel a également ajouté à la discussion la question du monitoring : « Aujourd’hui, nous développons des technologies pour contrôler les systèmes de construction et vérifier s’ils font ce qu’ils sont censés faire. Nous pouvons ainsi mieux surveiller les performances d’un bâtiment, non seulement pour adapter l’installation à temps, mais également pour proposer de nouveaux services sur la base de ces données. Nous pouvons ainsi professionnaliser davantage l’entretien et la gestion du bâtiment et réduire le volume de travail sur ce plan. De nouvelles opportunités se présentent également à cet égard pour les entrepreneurs. »
Nouveaux modes de vie
Thomas Vandenbergh de Besix a mené la partie suivante du débat et s’est concentré en premier lieu sur les aspects sociologique et générationnel.
« Les plus jeunes générations d’aujourd’hui, les millennials (- de 40 ans) et la génération Z (- de 20 ans), représenteront d’ici 2050 plus de la moitié de la population d’Europe et des États-Unis. Ces jeunes générations ont grandi avec des problèmes sociaux, financiers et économiques et elles sont les premières générations à subir les effets du changement climatique. De plus, elles ont toujours été plongées dans un monde technologique. Elles ont une autre vision de la société et une manière complètement différente de consommer. Ces jeunes générations offrent de nombreuses possibilités en tant que premier groupe-cible intéressant. Nous devrions utiliser ces nouvelles générations comme références pour nos business models. En effet, les business models innovants et durables n’ont de sens que si le marché les adopte. Dès lors, deux questions se posent. Pensons-nous que cette jeune génération est beaucoup plus ouverte à un modèle de service pour l’immobilier et est-ce là une partie de la solution pour atteindre une plus grande circularité ? Ces jeunes générations, qui ne s’encombrent pas de produits mais préfèrent bénéficier de services et d’expériences, peuvent-elles devenir les early adopters de la circularité ?
Offre limitée
Jan Buyle de Bam est d’accord pour dire que la circularité et la propriété vont de pair. « Lorsque l’on propose un service, mieux vaut réfléchir au cycle de vie et à la garantie de production. On opère alors des choix totalement différents. Toutefois, je pense que les générations plus âgées pourront également s’adapter facilement à ce modèle de service, mais l’offre est encore beaucoup trop limitée aujourd’hui. Le marché doit créer cette offre avant qu’une personne issue d’un secteur totalement différent ne le fasse à notre place et comble ce manque sur le marché. »
Selon Rudy Hageman, ceux qui ont une bonne maîtrise des produits, des matériaux et de l’assemblage peuvent apporter l’expérience requise à un prix raisonnable. « À court terme, le secteur doit pouvoir offrir une expérience réfléchie à un prix décent. Pour cela, il faut pouvoir fournir un produit bien pensé, avec une très bonne maîtrise des coûts du cycle de vie et des services qui y sont associés. Voilà la valeur ajoutée de ce modèle de revenus. »
Responsabilité
Nadja Van Houten a fait remarquer qu’aucune responsabilité n’était attribuée à l’utilisateur dans le cadre du modèle de service. Selon elle, apprendre à gérer et à comprendre un tel modèle de service constitue un grand défi. Jan Buyle a alors suggéré un système consistant à évaluer les deux parties afin de pouvoir détecter également les utilisateurs moins responsables.
Christian Levie, d’Econocom, s’est penché sur le modèle de revenus et ses conséquences. Il a confirmé qu’il est important que le fournisseur reste responsable des aspects circulaires.
« Un fournisseur qui reste propriétaire concevra son produit de manière circulaire dès le départ et saura à l’avance comment le gérer et ce qui arrivera à son produit au fil du temps. Toutefois, rester propriétaire ne suffit pas. L’important est qu’il continue d’en assumer la responsabilité. Quiconque se lance dans le modèle de service rencontre des problèmes de trésorerie durant les premières années. Le modèle de service s’étend sur une plus longue durée, ce qui signifie au départ moins de recettes, un bénéfice annuel plus faible, plus d’emprunts et un équilibre déstabilisé. Par conséquent, de nombreuses entreprises hésitent à se lancer dans un tel modèle de service. Par exemple, un partenaire peut également assumer la propriété. Dans un modèle de service, la collaboration est importante. Aujourd’hui, peu d’entreprises sont en mesure de gérer à la fois la conception, la production, la distribution, la collecte et le recyclage ou la réutilisation. Les différents partenaires doivent s’entendre sur les responsabilités tout au long de cette chaîne de valeur. Le fait de collaborer et de conclure des accords clairs, alors qu’une seule partie reste propriétaire, présente de nombreux avantages. Le fournisseur peut se concentrer sur l’expérience que ses clients souhaitent tandis que quelqu’un d’autre est propriétaire. Cela fonctionne bien. Le leasing n’est pas un vrai modèle de service et n’est pas nécessairement circulaire, mais il peut constituer un moyen de décharger le fournisseur de ses responsabilités de propriétaire. »
Leasing
Thomas Rau a souligné que le leasing n’avait rien à voir avec le vrai modèle de service. Dans le cas du leasing, une institution financière reprend la propriété du producteur sans avoir aucune influence sur le produit. Cela n’influence pas la chaîne de valeur. Le producteur, qui a bien une influence sur son produit, doit commercialiser lui-même ce produit comme un service. S’il le fait, l’impact sur l’ensemble de la chaîne de valeur sera majeur. La chaîne changera et certains partenaires en sortiront tandis que de grandes occasions se présenteront pour d’autres. »
Christian Levie a approuvé, considérant le leasing comme un facilitateur pour le modèle de service. « Prenons l’exemple du projet “flooring as a service“. Une collaboration s’est créée entre l’architecte, le fournisseur de la moquette, le poseur ainsi que la personne qui l’entretient. Nous organisons ce processus sur la base de ce modèle de leasing. Nous traduisons ces différentes contributions en un prix de revient sur base mensuelle. C’est clair pour le client, qui n’a plus de souci à se faire. Tous les mois, il reçoit une même facture pour le service presté et les coûts et revenus sont divisés entre les différents partenaires. Un facilitateur rend ce modèle de service plus faisable.